La liberté d’expression, ce n’est pas la foire aux bestiaux

Une nouvelle fois, je me retrouve l’observateur mi incrédule, mi effaré, d’événements tristes mais malheureusement prévisibles. La position de sage, de vigile de la société, n’est pas toujours de tout repos, et je me dois, encore et encore, de donner mon avis pour orienter dans la bonne direction une société qui ressemble trop souvent à une poule sans tête. Bref, je dois parler.

Inutile de rappeler les faits. Après un film de qualité douteuse sur le prophète Mahomet (film qui, du reste, s’inspire maladroitement de mon documentaire sur Georges-Guy Lamotte), la colère a éclaté dans la rue arabe, ce qui a abouti à quelques débordements regrettables, comme l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye. Puis, alors que les choses commençaient à se tasser, un journal français, Charlie Hebdo, a jeté de l’huile sur le feu en publiant une série de caricatures du prophète tournant en ridicule l’Islam et ses pratiquants. Dès lors, on craint pour les intérêts français à l’étranger, et les familles d’expatriés tremblent en pensant à ces fous de Dieu cachant leur poignard dans leur barbe fleurie et prêts à égorger tout occidental passant à portée.

La question fondamentale que pose cette affaire est la suivante: la liberté d’expression doit-elle être totale, justifie-t-elle toutes les prises de positions et n’est-elle limitée par aucun principe? Et bien je n’ai pas peur de dire que oui. Il ne faut aucune limite, aucune contrainte, on doit pouvoir dire n’importe quoi, tout et son contraire, et je m’y emploie ici même sur ce blog et dans mes travaux scientifiques. Car, qui dira ce qu’il faut dire, ce qu’il ne faut pas dire? Penser des limites, c’est déjà bafouer la démocratie.

Voilà une prise de position claire, et nette. Mais, toutefois, j’y ajouterai un corollaire. Dans la devise de la République française, il y a liberté, mais aussi égalité. Il ne faudrait donc pas que cette liberté d’expression ne s’exerce que dans un sens, et sans aucune contrepartie. Car que serait une liberté d’expression où seule une partie de la population serait trainée dans la boue, tandis que d’autres s’en sortiraient sans une tache? Voilà ce que doit être une société moderne : tout de monde doit avoir son quart d’heure de diffamation.

Je propose donc deux mesures:
1. Obliger les journaux satiriques à proposer des caricatures de toutes les catégories de la population, par un système de roulement calculé en proportion du nombre d’habitants concernés. Par exemple, Charlie Hebdo devrait publier, tous les dix numéros, des caricatures anti-homosexuelles (ou « anti-tapettes », comme ils pourraient dire), puisque ceux-ci représentent à peu près 10% de la population française. Dans le même temps, Siné-Mensuel se moquerait des femmes (ou plutôt des « pisseuses »), une semaine sur deux, et Le Canard enchainé ferait un dossier mensuel sur les chômeurs (les « peignes-cul »). Pour éviter tout encombrement, on pourrait regrouper certains numéros : ainsi le numéro contre les Corses (les « enculeurs de chèvres ») pourrait aisément être réuni avec celui des trafiquants de drogue (les « fourgueurs de came »), moyennant quelques retouches de détail.
2. Pour éviter tout abus, il faudra renforcer les pouvoirs du CSA, pour qu’il s’occupe de vérifier l’égalité de l’utilisation de la liberté d’expression. En s’appuyant sur les statistiques de l’INSEE, il pourrait s’assurer qu’aucune catégorie de la population n’est lésée.

Un tel système aurait le mérite de concilier liberté d’expression et bonne intelligence. Bien sûr, il faudrait que quelques catégories soient protégées de cette liberté d’expression égalitaire: président de la république, handicapés, femmes enceintes et professeurs d’université. Mais je laisse ces détails pratiques aux juristes des cabinets ministériels.

8 Commentaires

Classé dans Divers, gouvernance, politique

8 réponses à “La liberté d’expression, ce n’est pas la foire aux bestiaux

  1. Julien Léonard

    Je trouve cette analyse assez drôle, mais le raisonnement est spécieux. Mettre sur le même plan musulmans, homosexuels, femmes et handicapés, c’est une grave erreur, car on doit avoir le droit d’attaquer les idées, les idéologies et les croyances, qui sont des choix, mais pas ce qui est un élément imposé à l’individu. On ne choisit pas de naître homosexuel, Français, Belge ou femme. Par contre, on peut choisir de ne plus croire aux balivernes racontées par les curés, les imams, les pasteurs ou les rabbins et, de ce fait, on a le choix d’être musulman, chrétien, juif, communiste, bayrouiste ou séparatiste du XIVe arrondissement. Et on doit avoir le droit de se moquer de ces choix.

    Alors interdire les blagues sur les Belges, oui, pourquoi pas. Mais interdire les caricatures contre les musulmans, non, sûrement pas. A condition, bien sûr, de ne pas instrumentaliser cette critique pour attaquer une ethnie ou un groupe linguistique.

    PS: un des arguments répétés ad nauseam par les pourfendeurs de ces caricatures (que je ne trouve pas drôles d’ailleurs) est que l’on devrait se moquer de tout le monde. Evidemment, la plupart de ces commentateurs, quand on les pousse un peu (mais à peine) parlent des juifs qui seraient protégés. Mais ont-ils tant de haine dans les yeux qu’ils ne voient pas que c’est un rabbin loubavitch qui pousse le musulman?

  2. Walter Fernandez

    Cher Monsieur Bloch-Ladurie,

    Peut-être avez-vous oublié mon nom. Qu’importe. Sachez seulement que je suis l’un de vos plus fervents admirateurs. Pour la masse immense des béotiens, des incultes et des sots – pour tous ceux, en somme, qui n’ont pas eu la chance de vous avoir comme professeur à Sciences-Po – vos analyses et vos propositions peuvent sembler farfelues. Pour un collectiste tel que moi, elles sont lumineuses, audacieuses, revigorantes.

    Pourtant, j’avoue avoir éprouvé quelque perplexité à la lecture de votre dernier article. Certes, votre démonstration est irréfutable. On ne peut pas dissocier la liberté de l’égalité, c’est un fait. Par ailleurs, vos exemples sont admirablement choisis. Un caricaturiste, en effet, doit toujours prendre pour cible un objet particulièrement odieux ou ridicule. Or, quoi de plus ridicule qu’un homosexuel ? Pour s’en convaincre, il suffit de revoir La cage aux folles, cette étude sociologique qui fait encore autorité dans les milieux académiques (cf. à ce sujet le célèbre article de Luc Boltanski et Pierre Bourdieu : Le nouvel esprit du Marais – Us et habitus du Gayland parisien). Qu’on pense aussi à Marcel Proust, ce petit snob surfait. Je n’ai pas lu son livre – qui peut s’en vanter ? – mais j’ai entendu dire qu’il raconte pendant 5000 pages une orgie sodomite dans le salon de Mme Pompidou. Quant aux femmes, ces êtres autrefois si délicieux, elles ont perdu leur dignité le jour où, sous l’influence d’un quarteron de viragos aigris, elles se sont mis en tête de nous singer. Comme disait mon père, qui avait découvert sa vocation de poète en lisant les vers éblouissants de Georges-Guy Lamotte : « Vraiment, quoi de plus con / Qu’un’ femme en pantalon ? / Et quoi de plus tordant / Qu’une femme au volant ? / Avec leur féminisme rance / Ell’ ne font plus bander la France. »

    Mais revenons à votre article. Il me semble que votre idée d’une égalité de toutes les catégories de citoyens devant la satire n’est pas tout à fait satisfaisante, du moins si l’on entend par là une égalité arithmétique. Pour ma part, je serais plutôt favorable à une égalité géométrique, c’est-à-dire proportionnelle au degré de ridicule ou de dangerosité de l’objet caricaturé. Et pour pouvoir appliquer ce principe avec équité, il faudrait établir un classement pour toutes les catégories de population. Chacun d’elle serait associée à deux nombres. Le premier mesurerait le degré de ridicule (noté « R ») de la catégorie, le second son degré de dangerosité (noté « D »), ces deux degrés étant compris à l’intérieur d’une échelle de 0 à 10. Voici quelques exemples :
    – Homosexuels : R9, D2
    – Femmes : R7, D5 (« Femme au volant, la mort au tournant ! »)
    – Rouquins : R6, D1 (mise à part leur odeur incommodante, les rouquins sont généralement dépourvus d’agressivité)
    – Intellectuels engagés (BHL, GGL, FBL…) : R0, D0
    – Belges : R8, D6 (montée impressionnante de cette cote depuis l’affaire Marc Dutroux)
    Quant aux Arabes (aussi appelés « musulmans », « islamistes », « Turcs », « Sarrasins » ou « Indonésiens »), il est clair qu’ils enfoncent toutes les autres catégories : R10, D10. Qu’ils soient particulièrement ridicules n’est plus à démontrer. Pour s’en convaincre, on pourra lire avec profit Tintin et le crabe aux pinces d’or, ou encore Coke en stock (on ne peut s’empêcher de rire de bon cœur chaque fois qu’on relit ce passage où de jeunes musulmans africains répètent avec obstination : « Oui, mais moi vouloir aller à la Mecque »). Quant à la dangerosité des mahométans, il n’est pas un seul jour où elle ne se rappelle – et de quelle sinistre façon ! – à notre bon souvenir. À ce propos, je me permets de vous recommander ce site :

    http://www.avaaz.org/fr/7_things_you_should_know_french/?bsVDGab&v=18151

    On y voit des photos proprement ahurissantes, qui prouvent à quel point les musulmans sont sournois, machiavéliques et obsédés par leur haine de l’Occident. Le plus effrayant, ce sont ceux qui maquillent leurs sombres projets sous des allures faussement innocentes. Je pense ici à ce jeune garçon qui s’efforce de cacher sous un anorak (un anorak dans un pays musulman ! Ce détail est une nouvelle preuve de la bêtise de ces gens…) une ceinture d’explosifs. Je pense aussi à ces musulmanes qui, pour se moquer d’une vieille coutume chrétienne, fabriquent un faux bonhomme de neige avec des pains de plastic ! Quand on voit de telles choses, on se dit qu’il faudrait une bonne centaine de publications du calibre de Charlie Hebdo pour faire prendre conscience à nos concitoyens du danger de la menace islamique.

    Je vous prie de croire, cher maître, en l’expression de mes sentiments respectueux et filiaux.

    Walter Fernandez

    • tout d’abord, je vous remercie de citer les vers de Lamotte. J’avais du faire un choix dans ma biographie, et j’avais du retirer ce beau texte, intitulé « Femme sans seins, femmes sans chien ».
      Pour réagir, ensuite, au fond de votre message, sachez que je me souviens très bien de vous, et de votre vivacité d’esprit quant il s’agissait de me poser des questions à la fin du cours ou de me féliciter de ma prestation. J’espère que vous avez obtenu un métier conforme à vos aspirations et à vos capacités -mais, après des études à science po, cela ne fait aucun doute.
      Je trouve que votre proposition de répartition géométrique et non arithmétique des caricatures est excellente. Il faudrait, bien sûr, créer une commission annuelle chargée de réviser les « notes » que vous attribuez: en effet, certaines catégories semblent un temps inoffensives, mais peuvent à tout moment retrouver leur agressivité -je pense, bien sûr, aux roux. Je glisserai votre nom au ministre quand il me consultera sur la création d’une telle commission, soyez-en assuré.
      cordialement
      FBL
      PS: avez-vous conservé le numéro de téléphone d’Eglantine, une de vos camarades quand vous étiez à science po?

      • Walter Fernandez

        Cher Maître,

        Mille mercis pour cette réponse, dont la promptitude n’a d’égale que la gentillesse. Merci également de m’avoir appris le nom du véritable auteur des vers que je citais dans mon précédent message. Naïvement, j’avais cru qu’ils étaient de mon père… J’aurais dû me douter qu’ils provenaient d’un poème de Georges-Guy Lamotte. Mon père avait beaucoup de talent, mais ses poésies n’atteignaient pas tout à fait cette perfection formelle. Surtout, il leur manquait cet indicible mélange de grâce et de mystère qui est comme la marque de fabrique du « dernier des socialistes ».

        J’ai été très touché de ce que vous n’ayez pas oublié le jeune homme un peu timide mais enthousiaste qui assistait naguère à vos cours rue Saint Guillaume. Et puisque vous avez la bonté de vous intéresser à ce que je suis devenu par la suite, sachez que j’ai suivi vos conseils. Au lieu de m’enfermer entre de stériles cloisons, j’ai choisi la liberté et l’interdisciplinarité, naviguant avec bonheur dans ces eaux mal connues (« troubles », diraient les petits esprits) qui sont à la jonction de la politique, du journalisme et du monde des affaires. Avec un proche de Charles Pasqua, j’ai dirigé quelques temps un casino au Congo Brazzaville.

        Après quoi, j’ai travaillé deux ans à l’Express. C’est moi qui ai conseillé à Christophe Barbier d’arborer sa fameuse écharpe rouge, afin de lui donner un look révolutionnaire. Accessoirement, j’écrivais la plupart de ses éditoriaux.

        Depuis quelques mois, je travaille avec Claude Allègre et Pascal Bruckner sur un essai drolatique mais fort bien documenté, et qui sera un véritable pavé dans la mare croupissante des bons sentiments écologiques. Cela s’appellera Principe de précaution, mon cul ! ou bien Fukushima mon amour ! – nous n’avons pas encore tranché. En parallèle, je suis trader de proximité au Crédit Agricole, la banque du développement durable de la spéculation.

        Quant à Églantine, mon épouse, elle se souvient très bien de vous. Elle me parle souvent avec nostalgie de ces longues soirées à l’Hôtel des Saints-Pères où vous l’aidiez gracieusement à préparer le concours d’entrée à l’ENA. Je pense qu’elle serait ravie de dîner un soir avec vous, pendant que je discuterai avec le ministre dont vous m’avez parlé. (Au fait, de quel ministre s’agit-il ? Si c’est Manuel Valls, je prends sans hésiter. S’il s’agit de Mme Taubira, permettez-moi d’avoir quelques réticences. J’ai beau être de gauche, comme tout le monde, j’ai un peu de mal avec l’angélisme et la culture de l’excuse.)

        A très bientôt, cher Maître. Je me réjouis déjà à l’idée de vous revoir. Mon épouse se joint à moi pour vous serrer affectueusement la main.

        Walter Fernandez

    • HN

      Il me semble qu’une erreur s’est glissée à propos de l’indice des intellectuels engagés (BHL, GGL, FBL…) : R0, D0.
      En effet, il me semble qu’elle devrait être revue à la hausse pour atteindre R10, D0. Encore que les libyens doivent connaître mieux que nous la dangerosité d’un BHL…
      Cdlmt

      • Walter Fernandez

        Non, non, Monsieur (ou Madame) HN !

        Mon évaluation ne comporte aucune erreur. Bernard-Henri Lévy – à l’instar de son maître Georges-Guy Lamotte – est un homme admirable, et je ne supporterai pas qu’on salisse son image. Non content d’être inoffensif (d’où cette cote de D0), il protège l’humanité d’une foule de dangers. Jadis, il condamna énergiquement la politique meurtrière de Milosevic. Naguère, à Gaza, dressé sur son char, il a défié les terroristes du Hamas. Hier encore, bombant le torse en Libye, il bravait les bombardiers du sinistre Kadhafi. Demain, sans doute, il ira – avec pour seul viatique l’Opus posthumum de Jean-Baptiste Botul – affronter en combat singulier les dictateurs Ahmadinedjad, Chavez et Poutine. A lui seul, Bernard-Henri Lévy constitue une Brigade internationale.

        Et qu’on ne me dise pas qu’il est ridicule ! D’aucuns prétendent qu’il manquerait d’humour… Qu’ils réfléchissent un peu, avant de dire n’importe quoi. Bernard-Henri est la personne la plus drôle que je connaisse. Avec son masque imperturbable – même dans les situations les plus embarrassantes – il est le Buster Keaton du 21ème siècle. J’avoue que ses performances théâtrales sont parfois un peu faibles. Son fameux numéro d’entartage faisait rire au début. Il est devenu un peu trop répétitif à la longue. Mais ces films… Les avez-vous vus ? Avez-vous eu la chance de voir Bosna ? Ou Le serment de Tobrouk ? J’en pleure encore de rire, rien que d’y penser.

        Écrivain, philosophe, intellectuel engagé, cinéaste, acteur, humoriste, body-artist, Bernard-Henri Lévy a plus d’une corde à son arc. A sa manière, infiniment personnelle et séduisante, il renoue avec l’idéal de l’homme complet, si cher à Léonard de Vinci et aux hommes de la Renaissance.

  3. Citizen Kohn.

    A l’évidence, la liberté est un concept flou et embarrassant. Flou : pour preuve la fréquence élevée des tentatives de la cerner par des limitations effectives ou théoriques ! Sans même évoquer les adjonctions qui lui sont faites, comme ici ce « d’expression », qui sont autant de restrictions, de retenues opérées à la source témoignant du malaise face au surgissement de l’incontrôlable ! Embarrassant donc : n’est-ce pas le cas lorsque l’excès comme l’insuffisance de ce qui (pré ?)occupe est problématique au point d’évoquer la réaction en chaîne si explosivement destructrice de la bombe atomique ? Alors, la solution dans la juste mesure ? Pas de cette naïveté confondante qui constitue au demeurant le premier pas vers « la norme », dont la simple mention en matière de liberté ramène aussitôt à l’embarras original ! Non, définitivement non à la liberté quelle qu’elle soit, illusoire, insaisissable, trompeuse et inapplicable, « a fortiori » en groupe ! De toute façon, derrière toutes les façades démagogiques ornées de la promesse fallacieuse de liberté règne un ordre bien pire que dans la moindre foire au bétail départementale – pour reprendre l’image parlante du billet ci-dessus – où enclos, badines et licols sont les vrais symboles de la déesse enfin déchue et réduite à paraître dans son plus simple et triste appareil !

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