On fait grand cas, dans les cercles universitaires dont je suis un membre éminent, de la leçon inaugurale de Patrick Boucheron au Collège de France. Nouvellement élu à ce poste prestigieux, celui-ci a prononcé un discours dont je dois reconnaître qu’il ne manque pas de talent, même si je n’en partage pas le fonds. Et il faut bien admettre que la célébration de l’engagement politique dans les murs de cette vénérable institution rappelle les meilleures heures de mon cours « Socialisme et fin de l’histoire : le legs des années 1980 », donné en 2008-2009 à Science-Po.
J’ai donc décidé de prendre un peu d’avance sur l’histoire, et de rédiger dès maintenant l’allocution que je prononcerai, le moment venu, en guise de leçon inaugurale. D’ici quelques années, les plus fidèles de mes lecteurs pourront donc se reporter à ce texte, lorsqu’ils se verront refoulés de l’amphithéâtre Marguerite de Navarre, par manque de place. En voici l’introduction.
Dès le premier jour où j’ai décidé d’embrasser la carrière de chercheur, j’ai su que je me devais à mes contemporains. L’oeuvre à laquelle je commençai à travailler serait un monument édifié pour les générations futures, dont le frontispice porterait cette inscription : « Vous qui entrez ici, changez donc d’espérance. » L’histoire intellectuelle du socialisme français, à laquelle j’ai voué des années de recherche, et notamment mon chef d’oeuvre qui fait désormais figure de passage obligé pour tout étudiant sérieux, trouverait en moi un serviteur humble et zélé. Et à mesure que je progressai dans la connaissance, je n’eus de cesse de convertir mes lecteurs, mes étudiants, mes admirateurs, à cette belle et simple idée : le collectisme.
Je me suis donc fait le héraut de la pensée de Georges-Guy Lamotte, puis le conseiller d’une gauche qui me devait déjà beaucoup, et à laquelle j’ai apporté, sur un plateau, ses propositions les plus novatrices et les plus brillantes. Car je savais, dès cette époque, combien les intellectuels devaient mettre leur pensée au service du pouvoir, en ne craignant ni les compromissions, ni les renoncements, ni les facilités. Quelques idées frappantes, une proposition choc, des centaines de likes et de partages : c’est l’avenir de l’intellectuel à la française que j’ai contribué (avec d’autres, un peu moins talentueux mais tout aussi dévoués) à faire advenir.
Trop nombreux étaient encore ceux qui, ruminant leur manque de notoriété et leur carrière poussive, se contentaient des basses besognes intellectuelles, publiant d’obscurs textes dans de sinistres revues spécialisées, et se refusaient à mettre leurs travaux à la portée du premier conseiller en communication venu. Trop souvent, ils professaient des idées archaïques et totalement inapplicables. Trop volontiers, ils se répandaient en anathèmes pour défendre leur indépendance scientifique ou critiquer les justes sacrifices imposés par la réduction de la dette publique. Pire encore : ils finassaient devant la barbarie, se permettant de vouloir « comprendre » les terroristes et les électeurs du FN.
Notre époque troublée a pourtant besoin d’autre chose que de ces tergiversations. Le moment est venu d’être innovant, et plus encore, de célébrer l’innovation. Libérer les énergies, combattre les archaïsmes, se tourner vers le futur et se défaire du passé : voilà le programme que tous les amoureux du changement, tous les accoucheurs de l’avenir, de Raymond Barre à Emmanuel Macron, défendent avec constance depuis plus de 40 ans. C’est le rôle des intellectuels de les aider, de montrer la voie à ceux qui peuvent encore croire en la possibilité d’un avenir plein d’espoir, laissant de côté les moins chanceux et les incapables.
La France a donné au monde quelques-uns de ses plus grands esprits. Ils nous parlent de liberté, d’engagement, de révolution. Mais ils méprisent la sécurité, l’entreprise et la gestion des finances publiques. Il est temps de corriger cette erreur. Il est temps que les intellectuels consentent au monde tel qu’il est, et cessent d’inventer des chimères.